Le jazz (au féminin)

            Comme toutes les musiques nées d’une tradition orale, parfois clandestine, les origines du jazz sont assez floues. Elles sont probablement à chercher dans les negro spirituals, le ragtime et bien sûr, le blues. Mais on peut y ajouter des réminiscences de percussions africaines. Musique jouée par les noirs, souvent très pauvres dès le début du 20e siècle, elle donne d’emblée une place très importante à l’improvisation.

Le swing est une composante essentielle du jazz. « Swing » peut se traduire par « balancement », terme qui s’incarne dans la sensation de sautiller sur la pulsation sans la moindre rupture. Il s’appuie généralement sur une base rythmique régulière tenue par la batterie, la contrebasse ou encore le banjo, tout en jouant avec les velléités émancipatrices des cuivres et des bois. Mais ceci ne peut être considéré comme une règle, tant les artistes se sont amusés à rebattre les cartes régulièrement. L’improvisation est dans l’ADN du jazz, mais elle n’est pas non plus une règle absolue.

Nait de l’art vocal, le jazz use abondamment de techniques instrumentales imitant la voix : glissando, effet de glissement d’une note à une autre ; growl, qui ressemble à un grognement ; Wah Wah, qui imite la parole…

Le jazz apparait simultanément dans plusieurs régions des États-Unis, mais c’est à La Nouvelle-Orléans qu’il prend un essor véritable. Les orchestres utilisent les instruments que les fanfares ont abandonnés après la guerre de Sécession. Pour marquer le tempo, ils utilisent parfois du matériel de récupération comme la fameuse « washboard » :

https://youtu.be/LEahdMQlQxg?t=223

Le jazz « New Orleans » se développe dans les saloons et les lupanars du quartier de Storyville où beaucoup de grands jazzmen comme Buddy Bolden ou Louis Armstrong font leurs premiers pas. Mais à la fermeture du quartier en 1917, beaucoup de musiciens se retrouvent au chômage. Une grande partie d’entre eux migre alors vers le nord, à Chicago, ville prospère où les cabarets profitent de l’argent dépensé par la pègre. Jusqu’au début des années 30, le style « New Orleans » qu’on nommera plus tard « Old style », est surtout joué dans l’intimité de ces cabarets. Sa structure est simple et repose essentiellement sur une improvisation collective autour d’un thème présenté au départ.

En 1930, le jazz fait son entrée dans les salles de spectacle et les dancings. Par conséquent, l’orchestre, qui jusqu’alors comptait un petit nombre de musiciens, a tendance à s’étoffer : c’est la naissance des « Big bands ». Nombre de ces orchestres vont participer à l’évolution vers un jazz dansant : c’est l’époque du « middle jazz ». Les orchestres de Duke Ellington, de Count Basie et de Benny Goodman connaissent une notoriété sans précédent en composant, en interprétant ou en réinterprétant de nombreux standards. Durant la guerre ils permirent également de maintenir le moral des troupes.

Vers 1944, en réaction au jazz jugé un peu trop festif des années précédentes, apparait le bebop qui va privilégier des orchestres plus réduits et valoriser la virtuosité des musiciens. Réaction surtout des Afro-Américains, qui cherchent à se réapproprier leur art : bien qu’ayant combattu aux côtés des blancs, leurs droits et leur condition de vie ne se sont pas améliorés et ils continuent à vivre dans des ghettos. Les œuvres de cette époque sont d’une plus grande complexité mélodique et harmonique et font la part belle à l’improvisation. Le saxophoniste Charlie Parker est sans conteste celui qui incarne mieux ce style. On y trouve aussi le trompettiste Dizzy Gillespie…

A la fin des années 40, le Bebop semble marquer le pas. Il laisse momentanément la place au « Cool jazz » mené par Miles Davis, mais principalement produit par des musiciens blancs. Ce nouveau style propose des mélodies plus lisibles, une musique plus douce et des arrangements très solides. Aux côtés du trompettiste Miles Davis, on trouve notamment Dave Brubeck (Take Five, Blue rondo a la Turk).

Mais en 1955, sous l’influence des Afro-Américains revendiquant leurs racines africaines, le Bebop refait surface sous le nom de « Hard bop ». C’est un style plus agressif et généreux qui va être à l’origine de deux courants très importants : la Soul et le Funk. John Coltrane (saxophoniste), Ray Charles, Herbie Hancock, Aretha Franklin et James Brown appartiennent à cette mouvance. Le Hard bop privilégie un tempo un peu plus lent que le Bebop dont il garde cependant la richesse harmonique.

Au début des années 60, le jazz évolue dans une quête de liberté totale. Les fondements mêmes du jazz sont remis en question : Swing et régularité du tempo. Les musiciens ont parfois recours à des gammes mélodiques étrangères à l’occident ou rejettent les contraintes structurelles pour développer un langage plus personnel, plus profond… Miles Davis portera cette mutation à son paroxysme dans son album « Bitches Brew », premier album de jazz fusion ou jazz-rock. Cette transformation profonde ne fera cependant pas l’unanimité, beaucoup de jazzmen préférant s’en tenir à une forme moins radicale.

À partir des années 80, le jazz semble s’essouffler, au point que certains le voient mort. Les jazzmen se divisent désormais en trois catégories : les tenants du « retour aux origines », les adeptes du métissage (avec toute sorte de musiques world-music, rap, Klezmer…) qui a l’avantage de continuer à faire vendre, et les partisans de l’avant-gardisme (qui ont parfois beaucoup de mal à exister)…

Nous allons essayer d’illustrer chaque période de l’histoire du jazz avec des artistes féminines :

Si Bessie Smith fut surnommée « L’impératrice du blues », dominant incontestablement la production blues-jazz des années 20, il n’en reste pas moins qu’Ethel Waters connut elle aussi une gloire certaine. À ce point que les spécialistes sont partagés quand il s’agit de déterminer laquelle de ces deux chanteuses eut le plus d’influence sur les stars qui les suivirent. Née en 1896 à Chester en Pennsylvanie, Ethel Waters commença à chanter dès les années 1910. Extrêmement douée, usant d’un style plus libre que les chanteuses de la même époque, elle chantait tous les genres sans difficulté. Artiste complète, elle était excellente actrice et remarquable danseuse. En 1925, elle enregistre « Sweet man » avec un petit orchestre tout à fait dans l’esprit de l’époque « New Orleans » dans lequel s’invite un violon :

https://www.youtube.com/watch?v=61jR9b2RdHc

Essentiellement accompagnée au piano (et une trompette), la chanson « I’ve found a new baby » écrite par Jack Palmer et Spencer Williams en 1926 deviendra un standard repris par de nombreux artistes (Sydney Bechet,  Benny Goodman, Bing Crosby…). Ethel Waters en interprète ici une des toutes premières versions :

https://www.youtube.com/watch?v=JZ3ctEozSuk

La vie de Billie Holiday (1915-1959) est loin d’être un long fleuve tranquille : tabac, alcool et drogue la détruiront aussi sûrement que la misère, le racisme, la solitude et la violence des hommes l’amèneront dans les tréfonds de la dépression, lui faisant presque perdre sa voix. Interprète prodigieuse, elle insuffle à ses chansons une émotion d’une sincérité qui atteint aussi bien le grand public que les plus grands jazzmen. Beaucoup d’entre eux chercheront à travailler avec elle. Détruite par les excès d’une vie peu commune, elle décède en 1959 à l’âge de 44 ans, ruinée par les profiteurs et leurs escroqueries autant que par son train de vie dispendieux.

En 1937, elle interprète la chanson « Strange fruit », véritable diatribe contre le racisme et les lynchages des noirs (notamment ceux du Ku Klux Klan). Les arbres du sud des États-Unis portent parfois d’étranges fruits, des noirs pendus. Dans cette version, l’accompagnement est minimal : quelques accords de piano. Toute l’émotion est générée par la chanteuse…

https://www.youtube.com/watch?v=bckob0AyKCA

Bien qu’enregistré en 1949, le duo de Billie Holiday avec Louis Armstrong « You can’t lose a broken heart » est représentatif de ce qui était produit dans les années « Swing » :

https://www.youtube.com/watch?v=ccXVAhjp2tc

Née deux ans seulement après Billie Holiday, Ella Fitzgerald ne commencera pourtant à être connue qu’au début des années 40. Douée d’une incroyable capacité d’improvisation, notamment en scat (syllabes et onomatopées dénuées de sens du genre « Doo bap doo wa ») et d’une pureté de voix exceptionnelle, elle mènera une carrière exceptionnelle, dans beaucoup de styles liés au jazz, chantant avec les plus grands : Duke Ellington, Cole Porter, Dizzy Gillespie… et Louis Armstrong avec qui elle enregistrera le « Porgy and Bess », opéra Jazz de Georges Gershwin. Elle apparait aussi dans des films et donne des concerts partout dans le monde. Sa vie est beaucoup plus stable que celle de Billie Holiday, même si elle connut aussi la misogynie, la discrimination raciale et une fin de vie douloureuse.

Enregistrée au milieu des années 40, la chanson « My Baby likes to be bop » deviendra un classique. On y entend quelques passages improvisés en scat :

https://www.youtube.com/watch?v=LRt91Xrqmug

La chanson « Cry me a river » a été initialement écrite par Arthur Hamilton pour Ella Fitzgerald. Cependant, elle ne sera pas la première à l’interpréter, Julie London l’enregistrant en 1956 pour le film « La blonde et moi » dans lequel elle joue. Cinq ans plus tard, Ella Fitzgerald l’enregistre à son tour. Voici une superbe version live de cette chanson, avec pour seul accompagnement, une discrète guitare électrique :

https://www.youtube.com/watch?v=jAoABuJS1MA

Sarah Vaughan est née en 1924 dans le New Jersey. Dès ses débuts, elle est proche de Charlie Parker (saxophoniste) et Dizzy Gillespie (trompettiste) qui vont être à l’origine du mouvement Bebop. Légèrement moins connue que Billie Holiday et Ella Fitzgerald, elle sera surnommée « Queen of Bebop » et considérée comme l’une des plus grandes voix du jazz. Elle possède une maîtrise technique parfaite et une très grande musicalité. En témoigne ce titre « Shulie-A-Bop » :

https://www.youtube.com/watch?v=8BK4nC5zfy4

Mais elle excelle aussi dans un style plus sobre, celui de la ballade jazz. Il est d’ailleurs intéressant de comparer sa version de « Lullaby of Birdland »

https://www.youtube.com/watch?v=x8cFdZyWOOs

Avec celle d’Ella Fitzgerald :

https://www.youtube.com/watch?v=UY8zK4R9oE8

Blossom Dearie est l’une des premières chanteuses de jazz blanches. Elle ne connut pas du tout le même succès que les trois mégastars que furent Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Sarah Vaughan. Elle excella cependant dans le domaine du cool jazz, avec sa voix enfantine et ses accompagnements au piano pleins de délicatesse et de sobriété. Elle commença d’ailleurs par des études classiques au piano. Née elle aussi en 1924, elle vient vivre à Paris au début des années 50, mais retourne aux États-Unis dès 1956 après avoir signé un contrat chez Verve Records. Son album « Once upon a summertime », sorti en 1958, est une merveille d’élégance et de finesse. Voici une des chansons de cet album, « It amazes me » :

https://www.youtube.com/watch?v=cZ6R8J_DA4M

Et dans un style légèrement moins épuré, sa version de « I’m in love again » :

https://www.youtube.com/watch?v=GE_RFCFtQMY

Victime elle aussi de discriminations raciales, Nina Simone est une chanteuse révoltée, militante pour les droits civiques. Pianiste remarquable, elle se destinait à une carrière de soliste dans la musique classique, mais lorsqu’elle se présente au concours d’entrée à la Juilliard School, on lui refuse l’entrée. Persuadée que cet échec est en dû à sa couleur, elle oriente sa carrière… vers le jazz ! Elle admire Martin Luther King, mais considère que la non-violence ne mènera à rien et prône une lutte beaucoup moins tolérante, proche des idées des Black Panthers. Malgré son succès et une célébrité extraordinaire, Nina Simone se fâche avec tout le monde, se forgeant une réputation de star ingérable, allant jusqu’à invectiver des gens du public pas assez attentifs à son goût. Au début des années 70, elle quitte les États-Unis à cause de problèmes avec le fisc, s’installe au Liberia pendant deux ans, puis en Suisse, retourne aux États-Unis avant de s’installer définitivement en France. Diagnostiquée très tardivement bipolaire, elle a des accès de violence incontrôlables, tirant sur un adolescent, incendiant sa maison, s’enfuyant après un accident de voiture…

Parmi ses plus grands succès, il y a incontestablement les deux titres « I put a spell on you » en 1964 :

https://www.youtube.com/watch?v=ua2k52n_Bvw

Et « Feeling good » en 1965 :

https://www.youtube.com/watch?v=oHs98TEYecM

Au début des années 60, Ray Charles, Ottis Redding ou encore James Brown font évoluer le jazz en mêlant le gospel, le blues et le rhythm and blues : c’est le début de la Soul. Aretha Franklin en sera la reine. Maitrisant de manière extraordinaire la technique du piano et celle de la voix, elle aura une influence considérable sur la musique des années 60 et 70. Fille de pasteur, elle consacre sa jeunesse au gospel. Comme Nina Simone, elle s’investit dans la lutte pour les droits civiques et pour le féminisme. Elle sera d’ailleurs victime de violences conjugales au cours de son premier mariage. Reconnue dans le monde de la musique dès le début des années 60, elle ne connait pas un succès retentissant auprès du public.

Mais en 1967, entourée d’excellents musiciens, elle enregistre un titre qui va la propulser sur le devant de la scène : « I Never Loved a Man ». En voici une version live, interprétée bien des années plus tard.

https://youtu.be/WBdB32pQZ-M?t=31

Otis redding écrit « Respect » en 1965, chanson dans laquelle il demande que sa femme lui montre du respect parce qu’il ramène de l’argent à la maison… En réponse, Aretha Franklin écrit sa version de « Respect » en 1967, dans laquelle elle ne modifie presque pas les couplets, y ajoutant un refrain plus percutant. Les rôles sont inversés, c’est elle qui demande le respect… la chanson devient un hymne féministe. Elle est classée meilleure chanson de tous les temps par le magazine « Rolling stone » :

https://www.youtube.com/watch?v=6FOUqQt3Kg0

Amy Winehouse est née à Londres en 1983. Sa vie est marquée par l’alcool et la drogue. Elle décède prématurément à l’âge de 27 ans après une carrière aussi courte que fulgurante. Compositrice, musicienne et chanteuse, elle ne réalisera que deux albums, mais le deuxième (Back to black) atteindra des sommets, à la fois reconnu par la critique et par le grand public. Sa vie amoureuse compliquée, sa dépression chronique et son instabilité en fond un sujet de choix et une proie facile pour les tabloïds. Sa plume rugueuse, ses textes sans tabou et sa voix chaude et rauque qui rappelle un peu celle de Sarah Vaughan en font une artiste jazz incontournable.

Elle interprète « Valerie » sur l’album « Version » de Mark Ronson :

https://www.youtube.com/watch?v=_naArkkHMMs

Mais personne n’a pu passer à côté du succès planétaire de « Rehab » :

https://www.youtube.com/watch?v=XOjDJRiUeGE