« Qu’avez-vous envie de dire sur ce que vous venez d’entendre ? »
Après la première écoute d’une œuvre musicale dans la classe, cette question a l’intérêt d’ouvrir le débat sans en réserver l’accès à ceux qui ont des connaissances en musique ou une imagination débordante.
C’est une question qui n’induit pas une entrée spécifique dans l’œuvre. En effet, en fonction de leur sensibilité, les élèves s’expriment librement sur ce qu’ils viennent d’entendre. Certains aborderont l’œuvre de manière sensible : « c’est joli, c’est calme, c’est joyeux ou c’est triste… » D’autres entreront directement par l’analyse : « il n’y a que des hommes qui chantent, c’est lent, on ne comprend pas ce qu’ils disent, ils chantent dans une langue étrangère… »
Il est important pour l’enseignant de ne privilégier aucune de ces manières d’aborder une œuvre d’art. Les élèves qui entrent par l’analyse le font souvent (pas toujours) parce qu’ils pensent que l’on attend d’eux des éléments objectifs, vérifiables. Ils le font parfois aussi parce qu’ils se sentent éloignés de ce qu’on leur fait écouter et que cela ne déclenche pas chez eux d’émotions particulières. Cela peut être difficile à entendre par des gens qui pratiquent la culture depuis très longtemps. N’oublions pas qu’il s’agit d’éducation artistique (musicale en l’occurrence), il faut en accepter les difficultés et accompagner patiemment les élèves dans le développement de leur sensibilité.
Quel que soit son mode de perception, il est donc essentiel de laisser s’exprimer les élèves afin qu’ils investissent cette culture. Tout au long des découvertes, connaissances et émotions vont sans cesse s’alimenter et s’enrichir afin de permettre à l’enfant d’appréhender autrement le monde. C’est comme s’il s’agissait de deux jambes sur lesquelles l’apprenti-auditeur s’appuyait alternativement pour avancer dans son parcours culturel individuel. Tantôt l’émotion déclenche l’envie de connaître, tantôt la connaissance permet d’entrer dans l’émotion.
Il faut d’ailleurs que l’enseignant prenne un certain recul lorsqu’un élève exprime l’émotion qu’il ressent après une écoute. En premier lieu parce que les élèves préfèrent souvent dire ce qu’ils pensent que l’enseignant(e) veut entendre plutôt que la vérité sur ce qu’ils ressentent. Ils savent que s’ils y parviennent, ils seront valorisés par l’approbation parfois appuyée du maître des lieux. Autrement dit, il est fréquent qu’un élève dise aimer ce qu’il vient d’écouter parce qu’il pense que si l’enseignant propose cette musique, c’est qu’il l’aime. Et il serait maladroit de le froisser ! De la même façon, on peut comprendre pourquoi certains élèves affirment bien haut qu’ils n’aiment pas… En musique comme dans d’autres matières, les enjeux réels sont parfois bien plus larges que ceux de l’activité.
Certains objecteront que c’est souvent par le biais de ce « mimétisme sensible » qu’un apprenant se prend un jour de passion pour une œuvre, un compositeur ou un auteur. C’est indéniable, on trouve des traces de celui-ci dans toutes les initiations, dans toutes les cultures. Il s’agit de reconnaitre que les affects influencent le goût. C’est ce qui est magnifiquement montré dans le film « Le goût des autres. » Mais les enjeux scolaires de l’écoute musicale ne sont pas de former des mélomanes (même si cela reste appréciable), ils sont bien plus larges. Ils concernent la formation du citoyen dont les choix futurs se feront librement en toute connaissance de cause.
Il n’est donc pas conseillé à l’enseignant(e) de dire qu’il ou elle aime une musique, il lui faut garder une posture d’adulte capable d’entendre des sensibilités différentes. C’est en se montrant sincèrement « ouvert » aux différentes perceptions des élèves que l’enseignant éloignera ceux-ci des mécanismes parasites en jeu lors de ces activités d’écoute.
Si on peut donc considérer qu’il est normal que certains enfants (ou certains adultes) soient peu sensibles à un extrait d’une cantate de Bach ou à la musique de ballet de Stravinsky, il reste pourtant nécessaire de leur en proposer l’écoute et de les inviter à dépasser leur première impression. Accepter que certains élèves ne soient pas d’emblée sensibles à ces écoutes ne signifie pas qu’il faille acter et passer à autre chose… C’est même là que le travail de l’enseignant commence !
La culture, c’est ce qui donne corps à une civilisation, c’est un des ciments de la société et on ne peut se contenter de proposer continuellement de la variété. Chants grégoriens, musique classique, contemporaine, expérimentale, jazz, chanson… sont autant de chemins d’exploration musicale possibles et même nécessaires à l’école. La découverte des trésors de la musique ou de la peinture est essentielle à la formation des futurs citoyens éclairés. Comment former le goût si on ne propose pas la diversité ? Aucun enseignant ne doit négliger ce fait car l’école est parfois le seul endroit où certains enfants rencontreront une culture différente de celle que leur proposent les médias. Il est impératif de les sensibiliser aux œuvres majeures, d’éveiller la curiosité et le plaisir d’apprendre. L’objectif est d’offrir le choix aux jeunes oreilles, car la liberté passe par le choix.
Dans « 1984 », Georges Orwell inventait le concept de « novlangue » dont le principe est de réduire le champ lexical afin d’amoindrir la capacité de réflexion des individus. Appliqué à la musique, le message est clair, l’éclectisme est fondamental. L’éclectisme musical n’exclut pas les musiques populaires, mais les limites de cet éclectisme ne sont pas définies à l’intérieur de celles-ci.